C’est toujours un plaisir d’accueillir un invité sur ce blog. Phil (alias SRV) et moi nous sommes connus lors d’une enrichissante rencontre d’investisseurs. Lorsque j’ai lu son intéressant commentaire sur le livre présenté ici, je lui ai immédiatement proposé d’en faire un résumé. Merci à lui d’avoir gentiment accepté.
La stratégie du propriétaire, de Alain Bloch, Nicolas Kachaner, Sophie Mignon. 192 pages. Livre épuisé mais disponible d’occasion.
Cet ouvrage de 2012 mène l’enquête sur les caractéristiques des sociétés performantes dirigées par des familles.
L’échantillon se compose de sociétés de plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaire dont le siège est en France, en Espagne ou au Portugal. Une cinquantaine de sociétés de tous les secteurs sont ainsi analysées en épluchant les rapports annuels, les interviews et déclarations des dirigeants.
Certes, statistiquement, 50 entreprises c’est très peu. Cela pose donc question sur la représentativité des conclusions proposées.
Pour autant, la démarche est intéressante et l’ensemble des caractéristiques trouvées sont détaillées, expliquées, et comparées avec d’autres entreprises au management non familial.
Les périodes étudiées sont elles aussi intéressantes : les expansions économiques de 1997 à 2000, 2003 à 2007 ou les crises de 2000 à 2003, 2008 à 2009.
Je tente un sommaire résumé mais le livre est à lire, pour se forger une culture d’entreprise qui performe dans la durée !
▣ Chapitre 1 : frugalité, ambidextrie, fiabilité
La fiabilité et la frugalité : ces deux thèmes vont ensemble. C’est une gestion prudente et frugale qui permet de surmonter les périodes difficiles (crise de 2008 par exemple). C’est ainsi que les boites familiales ont un taux d’endettement plus faible, plus raisonnable que les autres. Ce type de management place prioritairement la pérennité de la boite devant la performance court-terme. C’est donc la vision long terme qui est ici de mise, offrant une résilience plus forte.
Plusieurs ratios sont détaillées pour le montrer (ROE, gearing, dividend pay-out etc …).
Le positionnement stratégique : il est ici sur les ressources exploitées et non sur la position concurrentielle. L’idée est que ce sont des ressources bien exploitées qui amènent à une position concurrentielle forte.
L’innovation : elle se veut volontairement prudente, d’où cette notion d’ambidextrie (notion qui sera détaillée plus loin)
Je retiens 4 traceurs type pour ces sociétés familiales :
- Un objectif long terme qu’est la pérennité,
- Une construction d’une communauté humaine soudée,
- Une qualité des connexions sur le monde extérieur,
- Un commandement spécifique, affectif et rapide.
▣ Chapitre 2 : des entreprises qui défient la crise
Chiffres à l’appui, en périodes de crise, la résilience est plus forte dans ces boites là, que ce soit en France, Espagne ou au Portugal !
Pour assurer leur pérennité (je le rappelle c’est la valeur première ici), elles privilégient la croissance organique à la croissance externe, elles s’endettent moins, ont des investissements plus élevés, et quand arrive la crise, la frugalité toujours appliquée (même en période d’expansion) permet de faire le dos rond.
▣ Chapitre 3 : des facteurs humains très spécifiques
Un recrutement spécifique : les motivations recherchées d’un candidat à un poste sont moins conditionnées par l’ambition que par l’envie de prendre une place. Les qualités recherchées s’orientent plutôt vers la modestie alliée à un sens du collectif.
Ce sens du collectif amène une stabilité des équipes qui s’exprime par des turnovers plus faibles qu’ailleurs.
La rémunération : elle est plus faible ici mais en période de crise elle est mieux garantie.
Valeurs fortes et implication émotionnelle du management : le lien affectif avec l’entreprise est fort ; il y a un respect du fondateur et une volonté de transmettre quelque chose.
Ces valeurs se forment avec l’histoire de l’entreprise, d’où cette notion de temps qui est un bel actif.
Ambidextrie : ce thème est l’un des plus complexes à comprendre. On y apprend que les entreprises qui arrivent simultanément à mener les activités habituelles avec de nouvelles opportunités ont un avantage concurrentiel par rapport à celles qui ne parviennent à faire qu’une seule chose.
L’ambidextrie repose sur des organisations « hautement fiables ». Ces organisations ont 5 caractéristiques spécifiques :
- L’obsession de prévenir la défaillance, d’où des anticipations permanentes de pannes éventuelles.
- Une méfiance vis-à-vis de la simplification des choses, le diable étant dans le détail. Il faut rester réaliste, ancré dans le réel pas dans les modèles.
- Une volonté d’avoir une exécution sans faille des décisions. Là encore le commandement rapide et sans faille est recherché pour pouvoir rapidement adapter l’entreprise à un changement brutal (type crise).
- Une volonté de survie ; la pérennité encore et toujours !
-
Une accumulation accrue d’expériences. Ceci est un des meilleurs atouts contre les imprévus; d’où la volonté de stabiliser les équipes pour en tirer cette force.
▣ Chapitre 4 : Face à la crise
Pour rappel, frugalité + fiabilité = on est plus résilient et on dure longtemps ! En ce qui concerne la frugalité, divers ratios démontrent sa mise en œuvre (encore les gearings, pay out, etc). Et pour la fiabilité, les auteurs expliquent que l’obtention d’une organisation fiable passe par un cheminement mental collectif plus élaboré que celui d’une efficacité et d’une performance seule. Par exemple, une comparaison est faite avec les organisations opérationnelles sur des porte-avions ou dans les centrales nucléaires.
Les 5 caractéristiques des organisations « hautement fiables » du chapitre 3 sont détaillées.
Pour le critère « L’obsession de la défaillance » : la probabilité d’une défaillance dans l’organisation est fortement réduite par des systèmes redondants. Or ceux-ci ont un coût, qui peut paraître superflus pour les organisations à but uniquement marchand. On en revient à l’ambidextrie.
Pour le critère « une méfiance vis-à-vis de la simplification des choses » : le but est de coller à la réalité qui reste complexe. Mais ce type d’approche ne peut pas être appliqué sans discernement sous peine d’être très coûteux. Ambidextrie encore.
Et pour les trois derniers critères « une volonté d’avoir une exécution sans faille », « une volonté de survie » , « une accumulation d’expériences » : là aussi les répétitions nécessaires pour être rapide, précis et sans faille, ou la fidélisation des équipes ou la volonté de survie, tout cela peut générer des coûts potentiellement jugés superflus. Toujours l’ambidextrie.
L’ambidextrie s’exprime donc ainsi : comment intégrer ces 5 critères nécessaires à une organisation fiable tout en restant économiquement compétitif.
L’équilibre permanent est recherché et ce sont les managers qui la portent.
▣ Chapitre 5 : Innovation
Innovation oui, mais prudente (ambidextrie, quand tu nous tiens !).
La vision long terme permet d’être moins dépendant de l’environnement et de lancer des nouvelles technologies ou de nouvelles activités.
Mais il convient de rester prudent, frugal. Par exemple l’épopée de M Bouygues et des licences 3G est évoquée. Ces licences ont été étudiées puis refusées en 2000 car jugées trop chères. Et en 2002 Bouygues a pu en acheter bien moins chères, la bulle ayant éclaté. Actuellement Bouygues Télécom est bien un acteur téléphonique de premier plan.
Différents ratios montrent que les entreprises familiales financièrement moins fournies que leurs gros concurrents, portent quand même l’innovation à de bons niveaux (ratios R&D/CA pour les Servier, Mérieux, Fabre , Dassault Systèmes et Aviation face aux ténors Sanofi, Thales ou Safran)
Ce livre place les entreprises familiales sur un plan médian entre une aversion forte aux risques empêchant le processus d’innovation, et une créativité plus libérée de part des organisations plus souples et réactives.
Les cas d’Hermès et de JC Decaux sont aussi détaillés.
▣ Chapitre 6 : Internationalisation ambitieuse
Le livre reprend les fondamentaux évoqués dans les chapitres précédents pour expliquer le développement des groupes Ricard, Bolloré, Soufflet, Burel etc.
▣ Chapitre 7 : Diversification
C’est lorsque que le métier premier de l’entreprise est menacé que la diversification est lancée (Bouygues, PPR , Bolloré, Dassault, sont expliquées en exemple), c’est donc un choix contraint. C’est dans une logique de pérennité que ce processus s’enclenche.
▣ Chapitre 8 : Acquisitions, « oui mais »
A travers ce thème, les auteurs détaillent la logique de la frugalité, pérennité, culture d’entreprise, appliquée aux acquisitions. C’est ainsi qu’un biais apparaît pour des acquisitions à contre cycle, à dimensions plus internationales, avec une méfiance avérée pour l’endettement.
▣ Chapitre 9 : Pas seulement réservé aux entreprises familiales
Les auteurs rappellent les principaux traceurs des entreprises familiales performantes et indiquent que ce type de management est aussi appliqué dans d’autres société non familiales. Nestlé et Essilor sont alors décortiquées.
Quelques phrases types (phrases que j’entends en AG parfois)
- « Les survivants sont tous des innovants » (J Burelle)
- « Le passage de 30 mille à 3.5 millions de collectes est lié à nos offres innovantes envers les agriculteurs » (JM Soufflet)
- « Le temps est un actif que certaines boites n’ont pas » (G Degonse, de Decaux)
- « Ce n’est pas avoir un jet qui me rendra plus heureux, on passe notre temps dans l’entreprise par amour des gens avec qui on travaille » (JM Soufflet)
- « L’argent le plus facilement gagné est celui que l’on n’a pas dépensé » (JM Soufflet)
- « Le radinisme industriel » (G Mulliez)
- « Audacieux mais prudent, axé vers le profit mais généreux, dur au travail mais social, international avec des racines fortes » (V. Bolloré)
- « Nous, on gagne peut être moins de sous mais on construit quelque chose de cohérent et de pérenne » (JM Soufflet)
- « Une entreprise familiale joue sur le long terme, la différence avec nos concurrents se joue dans la durée » (P. Ricard)
- « On s’interdit de dépenser plus que ce que l’on gagne » (V Bolloré)
- « Le respect des produits, des clients, et des hommes » (P Ricard)
- « Je n’arrive pas à désinvestir ….. c’est compréhensible quand on a tout construit soi même » (JM Soufflet)
Et il y en a beaucoup d’autres !
▣ Conclusion, mon avis
Ce livre possède un léger biais puisque seulement une cinquantaine de sociétés est étudiée. La portée des conclusions s’en trouve donc restreinte et il serait dangereux de considérer que l’ensemble des sociétés familiales est mieux géré sur le long terme que celui des autres sociétés.
Mais on y apprend des choses passionnantes !
Il existe des dénominateurs communs à toutes ces sociétés familiales bien gérées.
J’ai particulièrement aimé les thématiques maintes fois décortiquées autour de la pérennité, de la frugalité et des organisations. L’ambidextrie reste pour moi la capacité déterminante entre les bons managers et les moins bons (voire les mauvais).
Livre à lire pour tous ceux qui, comme moi, croient au management qui influence ce monde.
Phil, alias SRV – 24 août 2018.
Pas étonnant que ce soit les PME familiales qui s’en sortent le mieux au pays de la guerre des classes où l’entreprise et le capital sont tabou pour une grande partie de la population qui considère le patron comme méchante source de tous ses maux mais restent dans une position de salarié car entreprendre est trop dur…
Vive la Schizophrénie!